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LA CRITIQUE DE CINÉMA FACE À LA SOUFFRANCE ANIMALE

  • Photo du rédacteur: arnaudhallet
    arnaudhallet
  • 27 mai
  • 21 min de lecture


1. Le magazine d'extrême droite Causeur s'est fendu d'un tweet : "On plaint les confrères critiques qui risquent d’avoir du mal à imposer des articles sur le film du cinéaste espagnol Albert Serra, Tardes de soledad, et on se réjouit haut et fort, a contrario, que ce ne soit absolument pas le cas dans ces colonnes". J'aurais tant aimé qu'ils aient raison, qu'ils soient les seuls à défendre leur horreur. Mais nous sommes le jour de la sortie du film, et je n'ai lu qu'un concert massif de louanges.


2. Le texte de Marcos Uzal dans Les Cahiers du cinéma dit ceci : "La corrida est montrée ici à travers un point de vue proprement cinématographique, c'est-à-dire comme on ne la voit jamais in situ, et comme on ne l'avait jamais vue avant". Le principe même de vouloir voir de la souffrance comme elle n'a jamais été ni filmée, ni mise en scène, ni montée auparavant, est un principe de domination et de sadisme. C'est coller la pastille sur le DVD : "la corrida comme vous ne l'avez jamais vue !". La question est audible : qui a réellement envie de voir ça ? Un peu plus loin dans le texte : « Il se produit chez le torero, et entre lui et le taureau, un phénomène impartageable, et dont nous ne sommes que les témoins ». Qu'est-ce qu'il se passe concrètement entre le taureau et le torero ? Il y a un homme qui agite des froufrous et plante des lames dans la chair de l'animal. Du point de vue de l'homme : il se donne en spectacle. Du point de vue du taureau : il ne comprend rien. Est-ce qu'il y a vraiment de quoi parler de "phénomène impartageable" entre les deux ? Comme s'ils menaient quelque chose de secret, qu'il faudrait absolument percer, ou de mystique. C'est bien ce que la corrida a réussi à faire de pire avec la souffrance animale, d'arriver à la déguiser, à la maquiller à tel point qu'elle en deviendrait non seulement acceptable mais l'essence de la beauté. C'est-à-dire que le sang étalé à la vue de tous est moins fort, ou fait partie du folklore, sert le fameux prétexte antique de lutte entre l'homme et on ne sait quelle force de la nature qu'il serait en train de dompter. Ce "phénomène impartageable" n'existe pas. Il est un pur produit de romantisation. Le seul phénomène qui est partagé entre les deux, c'est un principe de domination et de violence. Si nous sommes effectivement des "témoins", c'est de bourreaux en pleine activité morbide.


3. Les Cahiers du cinéma (pas qu'eux, bien sûr, mais c'est à ma connaissance le seul dossier aussi épais consacré au film) ont effacé la question de la souffrance animale. Parce que c'est une revue de cinéma. Dans leur édito, ils parlent pourtant de "l'inconséquence politique du geste d'Audiard". Pour le film de Serra, non, surtout pas de politique. C'est quand ça les arrange. Et quand il s'agit des animaux, jamais de politique. Ce sont eux pourtant qui en font les frais – rappelons que la corrida est éthiquement alimentée par l'extrême droite. Des formules donc qui en préambule reviennent pour balayer la question d'un revers de manche : "Sans entrer dans le vieux débat sur la nature de la corrida" ou "lorsque l'on parle de ce sujet, la question est d'être pour ou contre, or ce n'est pas le problème du film de Serra". Après tout, que peut le cinéma ?


4. En hésitant plusieurs fois à aller voir le film à chaque projection presse, je me demandais : quelle est la différence entre aller voir le film et aller voir une corrida ? Bien sûr, les taureaux sont déjà morts. Donc, pratiquement, si je vais en salle, je ne valide pas un nouvel assassinat. Pourtant, socialement, il y a quelque chose de plus confus, esthétiquement aussi, nous allons le voir. Et puis surtout, il y a une règle morale : il faut toujours voir les films. En tant que critique, on ne peut pas se permettre de ne pas voir. C'est le socle inébranlable. J'y ai pourtant vu une faille : dans le projet même de Tardes de soledad, dans sa fabrication. Car les films ne naissent pas dans les choux, et le talent quel qu'il soit de Serra pour filmer n'effacera jamais cet alibi. C'est-à-dire qu'un homme, un cinéaste, a passé deux années de sa vie à filmer des corridas, donc nécessairement en accord et en complicité avec le monde de la tauromachie. En tant que spectacle qui attire les foules : c'est-à-dire qu'on a réussi à transformer la souffrance animale en pouvoir de fascination. Elle n'est plus répugnante mais attire. Comme Serra y fut attiré en tant que cinéaste. Tout ce dispositif, de suivre le plus grand matador du monde, d'aller dans les plus grandes arènes d'Espagne, avec plusieurs caméras, de filmer 500 heures de barbarie, tout cela n'aurait pu exister sans la complicité des bourreaux. Albert Serra est du côté du torero, pas du taureau. Et il a réussi à faire croire qu'il venait ici dans la neutralité absolue. Faire des belles images et puis s'en va. Il y a ainsi une certaine manipulation critique qui vise à dire : comme le film montre, insiste même, sur la souffrance du taureau, le film ne peut pas être en faveur de la corrida. Admettons (voyez que je fais des efforts). Mais le filmeur a-t-il seulement été attristé, révolté par ces morts ? À le lire, à l'écouter, il n'en a rien à foutre. Déjà, il n'en parle jamais de lui-même. Et quand on l'interroge dessus, il dévie toujours très rapidement. Parce que penser le taureau plus de 30 secondes, c'est commencer à se retrouver face à ses contradictions. Ce qu'il a voulu filmer, ce soi-disant mélange de vie et de mort, ce paradoxe auprès duquel il a tant aimé courir, il ne l'exprime jamais en tant qu'individu. On pourrait répondre que les films pensent par eux-mêmes, et que la parole des artistes ne comptent pas. Mais ne sommes-nous pas arrivés à un point de l'histoire du cinéma qui nous montre combien il est dangereux de penser ainsi ?


5. L'argument du « ni pour ni contre » a alimenté tous les textes. Étienne Sorin par exemple dans Le Figaro : "Tardes de soledad n’est pas un film sur la souffrance animale. Il n’est ni pour ni contre la tauromachie". Le fait même de filmer des animaux en train d'agoniser, c'est faire un film sur la souffrance animale. N'en déplaise à ceux qui bottent en touche. Imaginez un instant qu'on ait filmé un homme se faire torturer réellement. Aurions-nous osé écrire : "ce n'est pas un film sur la souffrance humaine ?". La souffrance animale fait partie intégrante de la corrida, c'est son essence même. C'est là-dessus que la corrida fait son beurre, et là-dessus qu'Albert Serra fait son beurre. Dans l'entretien donné aux Inrocks, Serra, éhonté : "Je crois que chez les coureurs de marathon, il y a aussi ce fantasme de mourir sur la ligne d’arrivée. Tu donnes tout. C’est pareil dans la tauromachie : il faut tout donner, jusqu’à la mort dans l’arène s’il le faut. C’est bizarre. D’autant plus que dans une guerre, tu te bats pour ta famille, ton pays, etc. Mais dans une corrida, tu te bats contre quoi ? Pour quoi tu te bats ?". C'est une question à laquelle je peux émettre une hypothèse : tu te bats pour tuer des taureaux. Parce que tu aimes ça.


6. Dans le numéro des Cahiers du cinéma, en miroir à ce dossier sur le film de Serra qui ouvre la revue, vient une table ronde critique qui le clôt. Autour de la contextualisation des films, à partir notamment du Dernier Tango à Paris dont une projection à la Cinémathèque (finalement annulée) en décembre avait fait couler beaucoup d'encre. Une contextualisation dont il n'est pas question une seule seconde quand il s'agit des animaux. La souffrance animale n'existe simplement pas. Elle n'a pas besoin d'être contextualisée puisqu'elle est sinon effacée, en tout cas marginalisée. Et quand on lui demande, il répond sèchement : "Ce n'est pas mon problème". À la limite, il a bien le droit de le penser. Il n'est ni le premier, ni le dernier, loin de là. Mais qu'en est-il de ceux qui regardent le film et qui en disent du bien ? Ce n'est pas le problème de Serra, et ce n'est visiblement pas celui de la critique non plus. Ce qui intéressait Serra, d'après ses mots, c'était de suivre son torero (qu'il décrit toujours comme une rock star et jamais comme un tortionnaire), une figure neuve, avec son visage poupin déformé, défoncé : "Cela représentait un contraste avec la vision classique de la tauromachie qu'on peut avoir et ça donnait plus de mystère de voir quelqu'un qui a cette apparence un peu moderne et qui exerce une profession atavique et fortement ritualisée. Je trouvais qu'il y avait encore plus de magie". Le champ lexical est fort : « mystère », « magie ». Faut-il en lire davantage pour se convaincre que Serra est bel et bien du côté du torero ? C'est une bien curieuse vision du monde que de pouvoir trouver de la magie quand il s'agit de lacérer un animal. Il utilise ces termes à tour de bras : Dans Les Cahiers du cinéma, Albert Serra dit quelque chose qui me semble fondamental : "La mort du taureau, on l'a vue dans d'autres films, mais avec les caméramans nous étions obsédés par cette possibilité de filmer le taureau en train de mourir, malgré la dureté de la situation. On perdait tout sens critique, on devenait plus sensibles à une certaine beauté plus mystérieuse". C'est, à mon sens, le nœud du problème. Chercher une sorte d'extase à voir des bêtes se faire touiller les tripes et appeler ça un « mystère ». Il poursuit : "Je pense au moment où le taureau regarde exactement dans l'axe de la caméra, sans bouger ni être distrait. Cette image a résonné car on n'avait jamais vu cette interpellation triste, cette solitude prémonitoire : le taureau est le seul à ne pas savoir qu'il va mourir". Au passage : le taureau sait qu'il va mourir s'il reste. Voilà en tout cas les seuls mots à propos des taureaux que Serra accordera dans ses très nombreuses interviews : la façon dont il a réussi à enregistrer un regard caméra avec une bête qui va mourir. Le niveau de sadisme ne s'arrête pas là : "Chaque corrida met à mort six taureaux chaque après-midi, c'est répétitif en soi, et la plupart des fois, rien d'intéressant ne se passe (…) assister à une corrida, c'est attendre que la magie arrive". Il poursuit : "Il y a plusieurs solitudes dans ce documentaire, d'abord celle du torero, car c'est lui qui fait face à la mort, mais aussi celle du taureau face à sa condition animale et à son destin". Alors, dire que le torero fait face à la mort, c'est renverser complètement la situation. Pour information, le dernier décès d'un matador remonte à 2017. Il y a 8 ans. En 8 ans, il y a donc eu un homme mort contre environ trois millions de bovins à cause des corridas (par an : environ 40 000 en Europe, et 250 000 dans le monde). S'il y a bien quelqu'un qui fait face à la mort, c'est le taureau. Il reproduit le discours qui vise à nourrir la propagande de la tauromachie selon laquelle il y aurait égalité des chances dans le combat. Le seul « destin » dont il parle ici pour le taureau, c'est le fruit d'une manigance et d'un pouvoir de domination. L'arène est une chambre à gaz à ciel ouvert.


7. Attention, maintenant, un plot twist : Albert Serra aime la corrida. Dans l'entretien donné à La Provence, il dit : "Je connaissais la corrida car quand j'étais enfant je suis allé pas mal de fois en voir avec mon père. J'avais dix ou douze ans et après j'ai arrêté pendant trente ans, mais je lisais toujours des livres sur la tauromachie. J'aimais toujours, mais je n'y allais plus. Je suis un très bon ami de l'apoderado de José Tomas qui est né dans mon village au nord de la Catalogne. C'est grâce à lui que j'ai recommencé à aller voir des corridas il y a quelques années. Ces nouvelles expériences, ajoutées à mes souvenirs d'enfance, c'était suffisant pour en faire un documentaire. Depuis le début, l'objectif de ce film était avant tout artistique". L'apparente neutralité de Serra est une fumisterie. La petite pirouette de la caution artistique finale n'enlève rien.


8. Serra, toujours : "La violence en est un élément important. C'est risqué de dire ça mais il peut y avoir une certaine forme de beauté dans la mise à mort, dans la mélancolie de la vie du taureau qui le quitte. Cette violence est cohérente avec l'engagement du torero et son propre risque de mourir, et son courage. La corrida est un rituel sacrificiel où tous ces éléments se mélangent. Si tu enlèves la violence de la corrida, cela devient le Cirque du Soleil". C'est donc quelqu'un qui trouve de la beauté dans la mise à mort, qui a une fascination pour la violence non simulée. Une violence qui est devenue un problème pour sa star, Roca Rey, qui, à la vision du film s'est trouvé tout chamboulé, le petit père : "Il a trouvé qu'il y avait trop de violence et qu'il n'y avait pas assez de triomphes dans le documentaire". Une proximité avec le monde de la corrida dont il fait complètement étalage : "On l'a montré à Bayonne, à Biarritz, et ils ont beaucoup aimé. Je pense que les aficionados vont adorer, ceux qui critiquent sont ceux qui n'aiment pas Roca Rey. Ce film souhaite trouver ce qu'il y a de commun dans la tauromachie et qui unit tous les toreros. Avec cette mise en scène, tous les toreros peuvent s'identifier". Serra avance donc sa théorie, après avoir fait son premier documentaire : il faudrait toujours trahir son sujet. Par son sujet, il parle bien sûr du torero, et non du taureau. Il lui aurait rendu une copie du film qui ne sied pas à son image, qui ne renvoie pas ce qu'il voulait renvoyer. Le seul trahi, c'est le taureau, qui se demande bien ce qu'il fout là à se faire empaler. Interrogé chez France Inter : "Votre film est tout sauf un plaidoyer pour ou contre la corrida". Serra pouffe : "Je ne pensais pas à ça. Je pensais à la caméra. Je pensais au torero pour voir ce qu'il y a derrière, ce qui le motive". On voit bien qu'il est du côté de l'assassin. "J'ai une fascination pour le côté risque du torrero". Mais qui est fasciné par ça ? "Et on peut l'appliquer à toutes les professions. L'idée de faire du cinéma plus risqué, qui ne sera peut-être pas très bien compris, ça demande du courage aussi malgré tout. C'est un courage similaire à celui du torero car ta profession ou ton succès sont en risque". On tient là peut-être quelque chose : Albert Serra voyait dans le torero de quoi s'admirer lui-même. À avoir filmé un torero qui prend plus de risques que la moyenne.


9. La critique adore dire d'Albert Serra qu'il est un dandy. Mais elle se refuse à écrire qu'il a réalisé un snuff movie. On ne mélange pas les torchons, les serviettes et les muletas.


10. Bien sûr, je ne dis pas que tous les critiques qui ne tarissent pas d'éloges sont de fervents défenseurs de la corrida. Mais une telle absence de remise en perspective dans le traitement médiatique du film montre à nouveau à quel point nous sommes dans une société profondément spéciste. Je rêve du jour où nous nous retournerons sur le film (dans combien d'années ?) pour voir à quel point nous avons été lâches de le porter aux nues. On parle là d'une pratique barbare qui reste légalement autorisée sur une partie minoritaire du globe. Essayez de monter une corrida à Paris, et vous tomberez sous le coup de la loi. Donc, bien sûr, Albert Serra ne fait rien d'illégal. Mais c'est bien là un acte manqué pour tenter de réévaluer combien nos sociétés sont clémentes avec la barbarie animale, et comme il est difficile d'en faire écho. Réaliser ce film, puis en dire combien il est beau, c'est alimenter ce système barbare. Et ça, c'est ce qu'il faut combattre. La corrida est autorisée dans moins de 10 pays. C'est-à-dire que l'on parle ici d'une pratique totalement interdite dans 95% des nations du monde. Même la Colombie l'a interdite, il y a moins d'un an. Le film sort d'ailleurs au moment où le Mexique l'a réformé : les corridas restent autorisées mais la mise à mort de l'animal est désormais interdite. Ce chemin vers la fin de la barbarie, ou sa réduction, devrait être saluée. Albert Serra, lui, la voit comme un crépuscule dont il faudrait être témoin. Un témoin aux premières loges. Et c'est d'autant plus vicieux que c'est un film réalisé par quelqu'un d'adulé (et dont j'ai maintes fois vanté les mérites par ailleurs – Histoires de ma mort, parmi les plus beaux films de film 2013, Pacifiction, parmi les meilleurs films de 2022). Décidément, qu'il est difficile de brûler ses idoles.


11. Dimanche soir, juste avant la sortie du film donc, une vidéo d'un torero tourne sur les réseaux : il s'est fait embrocher l'entrejambe. Bien sûr, si c'était arrivé au moment du tournage du film de Serra, nous n'aurions jamais vu ces images. La mort des taureaux en gros plan, oui. Mais pas le chibre ensanglanté sur le sable. Ça, c'est trop violent. À France Inter, on tente le coup : "Pardon pour cette question peut-être vulgaire mais vous auriez filmé la mort du torero si elle était arrivée ?". C'est donc ça, la vulgarité, de pouvoir imaginer la mort du torero, alors qu'on le glorifie pourtant pour sa capacité à lui faire face ? Serra botte évidemment en touche : "Je l'aurais filmé parce que la caméra était là. Mais décider de le mettre au montage, ça c'est une autre histoire. Ce sont des décisions de montage. Il y a une pudeur qui n'a pas la même valeur qu'avec les animaux, ça c'est clair". Elle poursuit : "Vous y avez pensé ou pas ?". Il répond juste "Non. Il y a plein de captations sur Youtube où vous voyez la mort du torero". C'est-à-dire qu'en deux ans de corrida, Albert Serra n'a jamais émis l'hypothèse que le torero puisse mourir devant sa caméra ? Une prise de risque qu'il vantait pourtant. Il est beau le duel antique au soleil.


12. Dans l'entretien donné aux Inrocks, Serra développe un point précis : "Par exemple, dans une corrida, le torero tue six taureaux. Sur le sixième, parce que la lumière du jour commence à tomber, ils allument des lumières sur l’arène. Et on avait compris que ça donnait une autre patine à l’image. Que le sang sur le taureau ou les strass des costumes du torero brillent d’une manière particulière". Ce sont des questions de mises en scène qui se posent sur comment capter la lumière du sang d'un taureau en train de crever. Est-ce compréhensible de trouver cela immonde ? Pas juste vaguement insoutenable, mais immonde. On peut écrire n'importe quoi, on a le droit. On peut défendre des films abjects. Mais peut-on se retourner un instant, juste se dire qu'il a là une forme de barbarie qui est admise, validée, cautionnée au nom du cinéma, au nom de l'art. Et que c'est un réel problème. Encore une fois, si on avait parlé de la mort d'un homme réellement mort, si on avait analyser la façon dont le soleil éclaire joliment son sang : ce propos aurait-il été tout simplement tenu ? Sur Chaos Reign, on peut lire cette chose : "Une lutte faite de mouvements qui animalisent l'homme et humanisent le taureau". Combien fallait-il de mouvements supplémentaires pour que le taureau lui devienne assez humain ? Que sa mort lui devienne alors assez insupportable, et qu'il ne cesse d'appeler un "ballet" ce qui est une mise à mort ? Le texte ose même : "Chaque après-midi se joue ce moment de vérité : la vie de cet homme face à celle d'un animal impitoyable". Qui est impitoyable dans l'histoire ? Le taureau qu'on enferme sur une piste pour le piquer, l'épuiser, l'abattre, lui décoller la chair lentement, et qui se demande bien ce qu'il fout là ? On lit aussi : "Un film qui ne satisfera certainement pas totalement ses détracteurs. Un geste purement cinématographique, aussi beau, aussi sincère et aussi seul que le personnage qu'il filme". Encore une fois, comment mieux se ranger du côté des assassins ? Le "geste cinématographique" qu'on brandit comme une pancarte en forme de joker. Cette vision de l'art, me semble-t-il, appuie la thèse patriarcale de domination : sur les animaux et le reste.


13. La question du public est d'ailleurs pertinente. Il dit l'avoir supprimé du film : "Si on a éliminé le public du cadre, c'est pour que le public de cinéma s'y substitue, et qu'il ait des sensations. Dans l'arène, la sensation est très physique ; il fallait retrouver cela". Difficile de faire plus limpide : il faut que le spectateur de cinéma ressente les mêmes choses que le spectateur de la corrida. En tout cas qu'il se mette à sa place. Dans un entretien donné à Transfuge, il développe ce point : "La deuxième raison est conceptuelle : nous voulions faire un film pour le cinéma. En clair, le public du cinéma devait être le seul public de la corrida (du moins se ressentir comme tel). Nous voulions lui faire expérimenter des sensations loin de la platitude habituelle des captations tauromachiques. Personne n’avait pensé à ça, ni à utiliser les moyens modernes (par exemple les microphones sans fil, cousus sur les habits de lumière) pour transporter de la façon la plus efficace possible una tarde de toros dans une salle de cinéma. Une fois débarrassées du public effervescent et instable des arènes, les images sont plus fortes, plus ambiguës, on plonge au cœur du drame ; le côté atavique de la corrida ressort spectaculairement".


14. À la fin de l'entretien donné dans Les Cahiers : "En tout cas, la corrida m'a appris beaucoup de choses. Par exemple, que le taureau de combat est le seul animal au monde qui, quand il est attaqué, continue à charger. Tous les autres animaux cherchent à fuir, lui, il s'obstine dans l'attaque, avec une détermination qui révèle de l’irrationalité, d'une logique sacrificielle". Voilà donc l'enseignement de tant de mois passés à leurs côtés. Voici ce qu'il retient, une interprétation qui est un fantasme, un mythe, une vision totalement romantique et faussée de la réalité. Les taureaux sont destinés à la corrida parce qu'ils sont élevés pour, pendant des années. Ce comportement agressif est voulu, trié sur le volet, sélectionné et intensifié, et qu'il n'y a rien d'irrationnel là-dedans. Ce sont des animaux manipulés par l'homme pour obtenir ce résultat en vue d'une représentation morbide. Serra voit dans cette exécution un sacrifice. Il ne faut pas creuser très longtemps, Serra passe généralement assez vite aux aveux, comme face à Olivier Père pour Arte : "J'étais légèrement pour la corrida. Je ne vais pas perdre mon temps pour faire un film qui va critiquer quelque chose, pour aller contre. Mon point de vue c'était 55% pour et 45% contre". On lui demande alors : "Est-ce qu'on peut dire que votre film, pour la première fois, donne au taureau la place du sujet, et pas de l'objet ?". Là, il bafouille un peu parce qu'on sent bien que ça ne l'intéresse pas du tout de parler autant du taureau, et encore moins de le placer en tant que sujet. Il brode alors un poil et finit par dire : "Ses yeux ont une certaine tristesse. Et ça j'adore, parce que le taureau n'est pas conscient qu'il va mourir. Il ne sait pas ce que c'est la mort. Mais il y a une espèce de prémonition dans ses yeux que je trouve assez émouvante et, en même temps, qui donne du sens au sacrifice". Le taureau sait pourtant très bien qu'on veut le buter. Ouvrez les portes de toutes les arènes du monde, et les taureaux s'en iront. Serra nourrit ici le fantasme selon lequel le taureau serait cette bête sanguinaire, née pour porter des attaques jusqu'à sa mort. Serra colporte ni plus ni moins les valeurs de la corrida, en fondant son propos sur des choses qui n'existent pas. Le taureau réagit à la peur, à la douleur, au stress, jamais par instinct de meurtre ou instinct suicidaire. Cette perception symbolique qui prend le pas sur la réalité biologique, c'est l'affaire de la corrida. Et c'est l'affaire de Serra.


15. Et comme si cet entretien nauséabond ne suffisait pas, Les Cahiers ont jugé bon de faire appel à un certain Francis Wolff, philosophe (lol) que je n'ai jamais lu, mais qui est ouvertement pro-corrida. À son CV, il a publié Philosophie de la corrida ou 50 raisons de défendre la corrida. Il dit notamment, au cours de l'entretien : "Le film insiste beaucoup, peut-être trop, sur l'agonie du taureau. Même les ultimes réactions physiologiques du taureau déjà mort sont encore plein cadre. Ce n'est pas l'aspect le plus glorieux du spectacle de l'arène. À tel point que je pense que certaines organisation anti-corridas ont validé le film en se disant qu'il montre combien c'est un spectacle barbare. Il est vrai que l'image de l'agonie met au défi toute argumentation. Mais, dans l'optique d'Albert Serra déjà évoquée, montrer la mort dans toute sa crudité me semble, je ne dis pas éthiquement, mais cinématographiquement défendable". Je serais bien curieux de savoir quelle organisation a bel et bien validé le film. Par exemple, Le CRAC (Comité radicalement anticorrida) a au contraire dénoncé le film. J'ai cherché, je n'ai trouvé aucune information là-dessus. C'est un mécanisme de manipulation utilisé par Albert Serra lui-même quelques pages plus tôt : "À New York où j'ai présenté mon film, une spectatrice est venue me dire que le film l'avait bouleversé alors qu'elle est végane. « Vous m'avez corrompue », m'a-t-elle dit. Peut-être la visée du cinéma est-elle de corrompre le spectateur et de le faire adhérer à des valeurs qu'il réprouve". Là, il dit clairement : vous voyez, même les véganes peuvent aimer mon film. On adore tellement mon cinéma qu'on en oublie nos convictions. Habile numéro pour se laver de tout soupçon. Droit dans ses bottes. J'aimerais bien savoir combien de véganes seront « corrompus » par le génie de Serra. J'aimerais bien rencontrer la fameuse végane dont il parle. Qui es-tu vraiment ?


16. S'il n'est pas question d'être pour ou contre la corrida, on peut tout de même faire entrer un peu de débats sociétaux quand ça les arrange : selon Francis Wolff, "Les prix reçus par le film en Espagne permettent peut-être d'attendre un regain de légitimité intellectuelle que la corrida a perdu depuis la movida, au tournant des années 70-80 (…) ". Et surtout, son argumentation repose sur un argument totalement douteux : "Son éthique est celle-ci : seul celui qui a mis sa propre vie en jeu a le droit de tuer l'animal respecté. En cela, pour moi la corrida est éthiquement plus défendable que l'abattage industriel. Elle renoue avec quelque chose de très archaïque dans nos sociétés : le respect qu'on a pour l'animal n'empêche pas sa mise à mort, mais celle-ci doit s'accompagner de rituels propitiatoires". Bien entendu, s'il fallait choisir : je préfère qu'on ne garde que les corridas, et qu'on supprime tout l'abattage industriel, qui fait massivement plus de dégâts. Mais là n'est pas la question. Il rappelle soit-dit en passant que le taureau, "blessé, ira à l'abattoir et à la boucherie, comme ses congénères tués dans l'arène". Le taureau ne gagne jamais. Les Cahiers du cinéma, en 2025, ont publié un homme qui pense et affirme que : "le respect qu'on a pour l'animal n'empêche pas sa mise à mort". Si ça, c'est pas une position politique forte.


17. Il a sûrement fallu déjà bien du courage à Albert Serra pour apprécier côtoyer pendant deux années de suite un monde sans femme qui passe son temps à s'auto-flatter les couilles, un microcosme rétrograde, masculiniste et oppresseur. Être fasciné par des tortionnaires, ça, pour le coup, c'est bien son problème, à Serra. Mais avec son film, c'est aussi devenu le nôtre. Alors même qu'il tente de s'en foutre, Serra proclame ouvertement son attirance pour ce monde-là. C'est simple sinon : le film n'aurait simplement pas existé. Cette neutralité est un mirage. Cette indulgence (peut-on parler d'indulgence ?) critique met de côté des questions éthiques fondamentales. Et qu'on efface au nom du cinéma, de l'art. Quand Albert Serra filme la tauromachie, il a beau y chercher tous les mystères du monde, son premier mouvement est celui de la documenter, donc de la prolonger. Ce mercredi 26 mars, ce n'est pas un après-midi de solitude : Albert Serra n'a jamais été aussi soutenu. Il n'y aucune autre solitude que celle des taureaux.


18. Jean-Michel Frodon, sur Slate, parle ainsi du film : "Cela a lieu, des gens font ça, ce qu'on voit et tout ce qu'on ne voit pas, mais qui le rend possible. Il y a de la politique, de l'argent, du désir, de la tristesse, de l'orgueil, de la haine. Et de la solitude, terriblement. On peut vouloir faire comme si on habitait un monde où rien de cela n'existe. Mais en ce cas ne pas trop s'étonner de tout ce qui advient, surtout le pire. Le cinéma d'Albert Serra n'affirme ni ne promeut rien, il donne accès. C'est dérangeant, c'est bouleversant". Le « donne accès » me pose problème. Parce qu'à nouveau, il légitime. On ne parle pas d'un reportage de guerre. On parle d'un spectacle autorisé. C'est-à-dire qu'on attire des foules autour d'une mise à mort. Que des vidéos atroces pullulent sur les réseaux, qu'on peut même payer sa place pour y assister. Alors, à quoi donne-t-il accès ? Il ne donne pas accès il renforce une esthétisation de la violence réelle. Si vous voulez voir la corrida comme vous ne l'avez jamais vu, demandez-moi des liens, je vous en envoie. Ce n'est pas Serra derrière la caméra mais je vous assure que vous allez vous en souvenir de ces images. Je peux vous montrer par exemple des jeunes torero qui s'entrainent et qui n'arrivent pas à tuer l'animal, où l'épée transperce de part et d'autre le flanc entier. Des taureaux si épuisés que l'on doit les tirer par les cornes pour qu'ils puissent tenir debout. Des taureaux qui vomissent du sang devant des enfants. Alors, il y a ceux qui disent qu'il faut voir le film. Qui regrettent qu'on puisse condamner un film qu'on n'a pas vu. Comme si réaliser une œuvre qui se dédouane de tout partisianisme était une bonne chose. Sauf que 1. L'apparente neutralité de Serra est totalement mensongère. 2. Il n'y a vraiment qu'en filmant des tueries d'animaux qu'on peut brandir cet argument dégueulasse. Dupond-Moretti, avant d'assister à une corrida en 2017, avait tenu une conférence publique où il disait : "La souffrance animale existe. Mais elle doit être relativisée. Ce qui me choque au plus profond de ce que je suis, c'est qu'on puisse la comparer à la souffrance humain. Mais dans quelle époque vit-on ?". À lire tout ce que je lis depuis plusieurs jours, je ne peux pas m'empêcher de croire qu'on s'est rangé de son côté. Qu'on a effectivement relativisé de manière totalement indécente la souffrance animale. Et qu'elle est encore profondément méprisée.


19. Dans les images du film fournies à la presse : aucune ne montre le taureau.

Arnaud Hallet


PS. 20. En parcourant de nouveaux textes critiques sur le film, je suis tombé sur un document surprenant dont je n'avais jamais eu connaissance. C'est une table ronde tenue au Centre Pompidou en avril 2013 à l'occasion d'une programmation autour de l’œuvre de Serra. Ses invités : Francis Wolff (tiens, tiens), un peintre (Miquel Barceló) et carrément un matador (Luis Francisco Esplá). Albert Serra ouvre la discussion ainsi : "On a beaucoup parlé du côté éthique de la corrida. On va oublier un peu ce sujet. Aujourd'hui, on est dans un musée. On a la possibilité de parler du côté esthétique de la corrida, ce qui m'intéresse moi, et qui est plus original je crois". C'est-à-dire qu'Albert Serra, il y a 12 ans, avait déjà théorisé publiquement sa fascination. Son film était déjà là. Il terminera la rencontre avec cette phrase : "C'est vrai que, pour être torero, même aujourd'hui où les taureaux sont plus faciles, c'est un acte héroïque, et peut-être aussi artistique". Entre ces deux déclarations d'amour à la corrida, ce sont 1h30 de verbiage qui se sont tenues sur la puissance esthétique de la tauromachie, virant même à un cours sur l'évolution de ses codifications. On y parle du taureau comme un produit, déplorant qu'il soit devenu "standardisé" et "mondialisé". La vidéo est ici.

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Naomi te regarde brûler. Naomi parle mal, mais aime bien. Naomi flotte dans un glitch. Naomi a fini le jeu.

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