10 QUESTIONS À LEILA ALBAYATY
- arnaudhallet
- 10 juin
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin

Quel est le tout premier point de départ de votre film, D'Abdul à Leila ? La première image, la première idée.
Quand mon père m’a écrit ces paroles – Ana Hurra (je suis libre), Damei Baghdadi (mes larmes viennent de Bagdad), Ana Jamra (je suis une flamme) – la France venait d’être frappée par des attentats. À cet instant, j’ai compris qu’il fallait que je chante ces mots, en arabe. Des mots de liberté au féminin, porteurs d’une force et d’une douleur qui me traversaient. C’était une urgence intime et politique. Ce moment a marqué le début d’un retour vers ma double culture, française et irakienne, que j’avais jusque-là tenue à distance.
Votre film est traversé par des formes multiples d'art. Où placez-vous le cinéma dans votre vie par rapport à vos autres pratiques ?
Mon cinéma est un espace de liberté et d’invention, à la frontière des genres et des langages. J’aime mêler les formes, explorer comment traduire l’émotion, la mémoire, le non-dit. Pour moi, le cinéma ne se reproduit pas, il s’invente. Je tisse musique, voix chantée, dessin, rushes, archives… comme une composition vivante. On m’a dit un jour : “Fais les films que toi seule peux faire.” C’est resté.
Dans votre film, vous exprimez de nombreuses pensées en chanson. Est-ce qu'il y a un film qui utilise ce même procédé et qui vous a particulièrement marqué ?
Je venais d’une famille qui n’y connaissait rien en cinéma. J’ai découvert Godard, et Pierrot le fou surtout. Je l’ai regardé en boucle : chanter dans un film hyper libre et politique. Depuis, j’ai toujours chanté les chansons d’Anna Karina. Mon film est très différent mais les comédies musicales intelligentes utilisent un procédé que j’adore.
Si vous deviez résumer votre vie en une seule chanson, laquelle serait-ce et pourquoi ?
Si c’est une de mes chansons :
Ana Hurra (Je suis libre)
Dorra (précieuse)
Jamra (flamme)
La France me manque
J’ai toujours espéré revenir
Mais j'avais tellement honte d'être amnésique
A l'étranger
Personne ne le voyait
Parce qu’à l’étranger, personne ne le voyait…
Les échanges filmés avec votre père ont-ils changé quelque chose dans vos rapports avec lui ?
Oui, énormément. Mon père et moi, à l’adolescence, ça a toujours été un long conflit. Plus tard, j’habitais loin de la France, et quand il a écouté mes musiques (j’ai énormément composé mais la plupart n'est pas sortie car je fais trop de choses en même temps), il s’est mis à m’écrire des chansons en arabe - langue que je ne parlais pas du tout. Voilà qui a ouvert un espace très créatif entre nous. Il est entré dans mon film, m’a transmis son message, de démocratie, de dissidence, et de femme libre qui choisit son destin, et moi, le mien.
Il y a des moments du film que vous avez redouté tourner ?
Oui, bien sûr. Au départ je ne voulais pas parler de moi. J’ai finalement fait l’inverse… Ce n’est jamais simple de se dévoiler autant dans un film. J’ai écrit l’histoire tard et retourné souvent des séquences. J'ai appréhendé plusieurs moments, comme tourner au Caire, par exemple, sans aucune autorisation, avec Zoé Nutchey, ma cheffe opératrice, qui me filmait dans la rue. Les gens pensaient parfois que nous étions des espionnes. C’était tendu, parfois risqué. Et puis, filmer si près de mes parents, c’était hyper sensible. Comment montrer le post-trauma, et ne pas être dans du pathos ? Les dessins ont apporté une clé pour exprimer ce qu’on ne pouvait pas verbaliser. Et, bien sûr, la lettre que j’adresse à ma mère…
Les films permettent-ils de soigner ?
Pour ma part, d’une façon oui. Dans mes films, je prends ce qui me fait souffrir et le transforme. C’est thérapeutique et je peux dire qu'aujourd’hui, j’ai beaucoup changé. Aussi, le fait d'avoir reçu plusieurs prix dans des festivals à travers le monde donne confiance. Je suis si heureuse que, pour la première fois de ma vie, mon travail soit montré en France, pays que j’avais quitté à la suite de l’accident. Parce que dire à mes amis : "je suis amnésique", ce n’était pas simple.
Auriez-vous un film irakien à recommander ?
Homeland d’Abbas Fahdel
Si votre film devait être vu dans 50 ans, qu’aimeriez-vous qu’on y découvre sur notre époque ou sur vous ?
Que c’est l’histoire d’une femme qui préfère chanter plutôt que parler ! Euh non. Que ce film lie les cultures. J’espère qu’il étonnera par son inventivité et sa singularité. Qu’il ne vieillira pas.
Maintenant que vous avez appris l’arabe, pourriez-vous conclure cet entretien dans cette langue ?
أنا حرة
ما اقبل سيد
أنا جمرة
بغني وبجدد
أنا ثورة
تبني وتشيد
Je suis libre
Je n’accepte pas un maître
Je suis un morceau de braise
Qui construit et innove
Je suis une révolution
Demain sera nouveau
Propos recueillis par Arnaud Hallet en juin 2025.
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